Sillons, co-commissariat avec Laure Boucomont. Invitation de l'association Fertile. Avec : aurèce vettier, Alice Bandini, Marguerite Bornhauser, Anne Commet, Léa Dumayet, Suzanne Husky, Anaïs Lelièvre, Jules Lobgeois, Noémie Niddam Hosoi, Sepa, Lise Thiollier, mai-juin 2022, Paris.
photos ©Adrien Thibault
Je chante les moissons : je dirai sous quel signe
Il faut ouvrir la terre et marier la vigne
Virgile, Les Géorgiques, Livre I
Il en va, dans certaines formes artistiques, d’une énergie du labour. D’abord associés à la pesanteur, les sillons sont « lourds », par analogie avec la figure peu poétique du bœuf, creusant les champs de sa masse. L’image se retrouve dans le boustrophédon, terme désignant un mode d’écriture archaïque dans lequel les lignes sont tracées alternativement de gauche à droite puis de droite à gauche, comme le bœuf labourant la terre. L’antique écriture des Grecs aurait suivi ce modèle-ci : « Ensuite ils s'avisèrent d'écrire par sillons, c'est-à-dire en retournant de la gauche à la droite, puis de la droite à la gauche alternativement » (Rousseau, Essai sur l’origine des langues, 5). Le creusement de la matière s’effectue sur la durée : en est-il de même pour l’artiste, qui ne travaillerait pas d’un jet mais par circonvolutions ? Serait-ce parce que la réalisation de l'œuvre a pris du temps que davantage de temps est donné à son observation ? Dans la lenteur apparente contenue dans l’image du sillon, les choses se font pas à pas. D’une manière similaire, certaines formes poétiques et plastiques appellent une germination : regarder l'œuvre en train de se faire, l’apprêter comme on défriche son lopin de terre.
Partant d’une culture grapho-plastique du sillon, le langage courant associe régulièrement le terme à l’incise effectuée par la raie de labour, foncièrement opposée au monolithe, et relevant d’une forme de vulnérabilité. L’oubli des anciennes techniques agricoles, désormais remplacées par les machines, a singulièrement congédié l’élévation pour ne conserver que la mince ligne évidée. À l'origine, le sillon est en effet autant affaire de creux que de relief et, pour de nombreux auteurs, désigne à la fois la crête, ce qui se dresse vers le haut, et le bas, la bande étroite entre deux talus qui reçoit le semis à la volée. Ce n’est que dans cette inégalité de niveau que l’ensemencement est possible, de même que, chez certains artistes, le retrait importe au même titre que l’ajout. Si l’on suit cette image, le sillon ne définit pas tant la trace visible a posteriori que l’action échelonnée dans le temps. Brèche dépositaire d’un sens qui appartient déjà à l’exégèse du futur, le sillon est en cela une figure éminemment poétique. Plus encore, le lexique de la poésie est intrinsèquement liée aux tranchées ouvertes dans la terre par le soc de la charrue : « strophe » (du grec strophein) et « vers » (du latin versus) se réfèrent étymologiquement au tournant du sillon. Le sillon est enfin une empreinte, si l’on en croit la parenté linguistique avec le sillage qui désigne les traces que laissent les êtres et les choses sur les fluides. L’impression physique et lente du sillon dans l'œil du spectateur semble nourrir cette image d’une douce pulsation : le sillon reprendrait la forme symbolique du circuit veineux qui va irriguer l’ensemble de la matière, peut-être déjà contenue dans la semi-consonne mouillée du mot. Si-ll-on.
Les propositions plastiques de l’exposition sont choisies volontairement pour leur libre traduction de la thématique du sillon. Matériellement et visuellement, l’empreinte, la brèche, la dilatation plus ou moins étroite de l’espace y trouvent des échos sensibles, relevant moins d’une réponse littérale que d’un appel à un imaginaire collectif empreint de cette imagerie archaïque.
Elora Weill-Engerer